Lorsque Tintin s’émancipe par la parodie
Après la Cour d’appel de Paris (18 février 2011, n° 09/19272), le Tribunal Judiciaire de Rennes autorise le détournent de l’œuvre de Hergé (10 mai 2021, n° 17/04478).
A cette occasion, le Tribunal rappelle le périmètre de l’exception de parodie de l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle et l’ambiguïté du propos parodique qui doit être perçu comme tel sans difficulté « ce qui suppose à la fois une référence non équivoque à l’œuvre parodiée et une distanciation recherchée qui vise à travestir ou à subvertir l’œuvre dans une forme humoristique avec le dessein de moquer, de tourner en dérision pour faire rire ou sourire ».
Les œuvres de Monsieur Xavier Marabout consistent à plonger certains des personnages de Hergé dans l’univers du peintre Edward Hopper et dans des situations très différentes de l’univers de Hergé.
La société Moulinsart a agi contre l’artiste sur le fondement de la contrefaçon à titre principal et, à titre subsidiaire, sur le fondement de la concurrence déloyale.
Retenant l’exception de parodie, le Tribunal a débouté la société Moulinsart.
Les juges retiennent en premier lieu et sans surprise que les personnages créés par Hergé constituent des œuvres originales et bénéficient donc de la protection au titre du droit d’auteur.
Pour autant, le Tribunal rejette la contrefaçon après avoir minutieusement relevé les éléments constitutifs de l’exception de parodie à savoir, une référence explicite et non équivoque à l’œuvre première et en même temps une distanciation suffisante pour que l’observateur ne puisse se méprendre sur l’identité de l’auteur de l’œuvre parodique :
- L’identification immédiate de l’œuvre parodiée: en l’espèce, la référence à l’œuvre parodiée est évidente en ce que « les personnages se rattachant aux albums de Hergé et reproduits dans les travaux de Xavier Marabout s’identifient sans peine ».
- L’œuvre parodique se distingue clairement de l’œuvre parodiée: le Tribunal relève plusieurs éléments dont il résulte que l’observateur « même très moyennement attentif » ne peut se méprendre sur l’auteur de la peinture : des supports différents du support de la bande dessinée, une composition évoquant l’œuvre de Hopper, des personnages placés dans des situations qui leur sont habituellement inconnues et la signature de l’auteur.
Le Tribunal estime donc qu’il existe « une distanciation suffisante avec l’œuvre protégée de Hergé » laquelle ne peut, dans l’esprit du public, « être considérée comme dominante ».
Mais ces éléments matériels ne seraient pas suffisants, si le Tribunal n’avait également pu constater la présence de l’élément intentionnel de l’œuvre parodique à savoir l’intention humoristique ou le but critique.
- Les témoignages versés aux débats ne laissent aucun doute sur l’intention humoristique, le Tribunal relevant en outre que cette intention résulte de la réinterprétation décalée qui est faite de l’œuvre austère de Hopper par l’incorporation des personnages de Hergé.
Le Tribunal souligne par exemple que « L’ajout propre à l’auteur d’une jeune femme au décolleté profond et à la jupe retroussée vient surprendre et faire sourire » tant par la perturbation qu’elle apporte dans l’univers de Hopper que par la situation inhabituellement « sexuée » dans laquelle est plongé le personnage de Tintin : « l’effet humoristique est constitué par l’incongruité de la situation au regard de la sobriété sinon la tristesse habituelle des œuvres de Hopper et de l’absence de présence féminine au côté de Tintin, à l’exception des personnages caricaturaux de Bianca Castafiore et Irma, cet effet invite le spectateur à imaginer une suite qui provoque le sourire ».
- Le Tribunal relève également l’esprit critique du travail de Xavier Marabout lorsque le personnage de Tintin est placé dans des situations incongrues qui interrogent sur l’univers de Hergé :
- Dans un cadre dont s’est inspiré Hitchcock (« Psychose près de la voie ferrée »), Tintin est assis sur des rails le front ensanglanté alors que le sang est absent de l’univers d’Hergé ;
- Tintin est présenté avec un exemplaire de la revue « Têtu » à ses pied (« Moulinsart au soleil ») ;
- Tintin fume une cigarette assis à côté d’une jolie femme et face à une évocation d’une toile érotique de Picasso (« Traviata Hôtel ») ;
Le caractère critique de l’œuvre parodique résulte des questionnements qu’elle aborde et concernant le personnage de Tintin (sexualité, violence, addiction…) ; questionnements qui sont habituellement absents de l’univers de Hergé : Tintin peut-il être dépressif ou sujet à certaines addictions ? Peut-il être confronté à une situation sanglante ou à une situation véritablement sexuée ? Quelle est son orientation sexuelle ?
Les toiles litigieuses entrent dans l’exception de parodie en ce que, en même temps qu’elles citent l’œuvre de Hergé de manière reconnaissable et distincte, elle la détourne dans une intention clairement humoristique et dans un but critique.
La liberté d’expression qui reste le fondement de l’exception de parodie autorise Monsieur Xavier Marabout à procéder à un tel détournement dès lors qu’il ne porte pas atteinte à l’œuvre originale par dénigrement ou avilissement.
Le Tribunal souligne ici que les scènes « sexuées » se limitent à la suggestion du désir sans représentation de l’acte sexuel et ne présentent donc pas un caractère pornographique. On en déduit a contrario que si les personnages étaient présentés dans des situations explicitement pornographiques, l’exception de parodie ne pourrait être retenue et on peut s’interroger sur les critères qui devront être mis en œuvre à l’avenir pour tracer la frontière entre le détournement acceptable et celui qui entraine un « avilissement » du personnage parodié.
- L’absence de risque de confusion: la référence à l’œuvre et à l’univers de Hopper est évidente et la juxtaposition de deux univers parfaitement distincts révèle immédiatement « la volonté de l’auteur de travestir et de détourner les images avec le dessein de constituer une œuvre à la manière de Hopper ». « Il n’existe donc aucun risque de confusion, la première source d’inspiration étant celle du peintre ».
Au vu de ces éléments, le tribunal estime qu’il n’y a pas d’atteinte disproportionnée à l’image de Tintin même si les situations dans lesquelles il est plongé sont différentes de celles dans lesquelles il est habituellement représenté.
Après avoir rappelé que Hopper s’est inspiré de Degas avant d’être copié par Hitchcock (« Psychoses » ou « Fenêtre sur cour ») et que Hergé a lui-même reconnu avoir été inspiré par Benjamin Rabier, le Tribunal estime que Monsieur Xavier MARABOUT a créé des œuvres originales portant la marque de ses inspirateurs et traduisant ainsi plutôt une forme d’hommage à Hopper et à Hergé : « L’inspiration artistique tient toujours compte des œuvres précédentes, avec parfois des imitations, des reproductions, lesquelles ne peuvent être interdites par principe, au cas d’espèce les citations sont claires, le risque de confusion est nul, l’exception de parodie est parfaitement recevable et fondée ».
Le Tribunal écarte également le moyen tiré de la concurrence déloyale dont une application, à l’espèce viderait selon lui de toute portée l’exception de parodie
On rapprochera cette décision d’un arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 18 février 2011 (Cour d’appel de Paris, 18 février 2011, n° 09/19272) et qui concernait déjà l’œuvre de Hergé. Il s’agissait d’une série d’ouvrages qui détournaient les titres, couvertures et personnages de Tintin (« Les aventures de Saint-Tin et de son ami lou », « Le crado pince fort », « Saint-Tin au gibet » etc …).
Il y avait reprise non seulement des titres et personnages mais aussi des illustrations de couverture qui étaient détournées.
La Cour d’appel a pourtant retenu l’exception de parodie après avoir relevé les points suivants :
- Le propos parodique est perçu sans difficulté (référence non-équivoque et distanciation visant à travestir l’œuvre originale dans une forme humoristique) ;
- Le détournement « cocasse » (l’intention de faire rire et de tourner en dérision) est immédiatement perçu par le lecteur ;
- Même si les références géographiques, le style des dessins et les éléments décoratifs sont repris des albums de Hergé, la mise en scène utilisée signe clairement le caractère parodique (la couverture « L’oreille qui sait » reprend le décor de la maquette de « L’oreille cassé » mais en changeant la situation des personnages puisqu’au lieu de représenter Tintin et Caraco dans leur pirogue dérivant sur le fleuve, elle donne à voir une pirogue qui sombre dans les profondeurs du fleuve
De la même manière, un dessin publié dans la revue Playboy d’après le tableau de Magritte « Le Viol » a été considéré comme une parodie licite alors même que « l’illustration a repris les caractéristiques essentielles de l’œuvre originale de Magritte » dès lors que « l’effet outrancier et comique obtenu par le mélange de sexes de l’illustration de Playboy est tout à fait étranger à celui procuré par la vision de l’œuvre mystérieuse et forte de Magritte et exclut toute possibilité de confusion avec elle. » (TGI Paris, 3e ch., 1er avr. 1987, Cah. dr. auteur 1988, no 1, p. 16.)
Le film « Tarzoon la honte de la jungle » relève également de la parodie en ce qu’il est caractérisé par un indiscutable effet comique produit par le contraste existant avec le personnage parodié (TGI Paris, 3 janv. 1978, RIDA avr. 1978, p. 119)
Enfin l’exception de parodie a également pu être retenue pour des dessins reproduisant les Peanuts de Charlie Schulz dès lors qu’ils ne peuvent prêter à confusion avec l’œuvre originale (Paris, 1re ch., 20 déc. 1977, Schulz c/ Albin Michel, Ann. 1979, 84.)
Dans cette dernière affaire, comme dans l’espèce soumise au Tribunal de Rennes, l’œuvre parodique abordait des thématiques « dont l’effet recherché est le bouleversement des convenances du monde clos cher à Shulz », à savoir en l’espèce le sexe et la violence.
Plonger un personnage original dans un univers où dans des situations qui lui sont habituellement étrangers permet de caractériser la parodie, sous réserve du dénigrement ou de l’avilissement (il en serait autrement selon la Tribunal de rennes si le personnage de Tintin avait été placé dans un univers explicitement pornographique).
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